III

Les chaînes étaient froides contre ses poignets, et une pluie fine tombait sur son visage, éveillant une douleur cuisante là où les ongles de Hurd l’avaient lacéré.

Tournant la tête, il vit qu’il était enchaîné entre deux menhirs, au sommet d’un gigantesque tumulus funéraire. C’était la nuit, et une lune immense occupait le centre du ciel. Il baissa les yeux vers le groupe assemblé en bas. Hurd et Gutheran étaient là et le regardaient avec un sourire moqueur.

— Adieu, messager divin. Vous allez nous être bien utiles pour apaiser Ceux de la Colline ! lui cria Hurd avant d’aller rejoindre les autres qui se hâtaient déjà vers la citadelle dont on devinait la massive silhouette à faible distance.

Où était-il ? Qu’était-il arrivé à Zarozinia, à Tristelune ? Pourquoi l’avaient-ils enchaîné sur la Colline ? La mémoire lui revint et il comprit.

Il frémit, impuissant contre les fortes chaînes qui l’immobilisaient et que ses efforts désespérés ne parvenaient pas à rompre. Il essaya de trouver un plan, mais ses pensées étaient brouillées par la douleur et l’inquiétude que lui causait le sort de ses amis. Un affreux bruit de débandade monta vers lui et il vit une effroyable forme blanche traverser les ténèbres. Il se débattit frénétiquement contre les liens de fer qui l’emprisonnaient.

Dans la Salle du Trône de la citadelle, la bruyante célébration était sur le point de devenir une orgie extatique. Gutheran et Hurd, complètement soûls et ivres de victoire, poussaient des rires délirants.

À l’extérieur, Verkaad attendait, plein de haine. Il haïssait surtout son frère, qui l’avait détrôné et aveuglé afin de l’empêcher d’étudier la sorcellerie au moyen de laquelle il espérait réveiller le Roi dormant sous la Colline.

— Enfin, le moment est venu ! se murmura-t-il à lui-même en arrêtant un serviteur qui passait. Dis-moi, où a-t-on enfermé la jeune fille ?

— Dans la chambre de Gutheran, maître.

Verkaad lâcha l’homme et avança en tâtonnant dans les couloirs et les escaliers qu’il connaissait depuis l’enfance. Il trouva la chambre qu’il cherchait. Il sortit la clef – une de celles qu’il avait fabriquées à l’insu de Gutheran – et ouvrit la porte.

Zarozinia vit l’aveugle entrer, mais elle était impuissante, bâillonnée et ligotée avec sa propre robe, et encore étourdie par le coup que Hurd lui avait donné. Ils lui avaient fait part du sort réservé à Elric, mais Tristelune leur avait échappé. Les gardes le cherchaient toujours dans les couloirs puants de la citadelle.

— Je suis venu pour vous mener près de votre compagnon, madame, dit l’aveugle en souriant.

Il la souleva rudement avec la force que donne la folie, et ressortit.

Mais, cachés dans le couloir près de la chambre de Gutheran, se tenaient deux hommes. L’un était Hurd, prince d’Org, à qui il déplaisait que son père se fût approprié la jeune fille, car il la désirait pour lui-même. Il vit Verkaad partir en la portant et le laissa passer sans révéler sa présence.

L’autre était Tristelune, qui avait assisté à toute la scène. Et, lorsque Hurd suivit Verkaad sur la pointe des pieds, il s’engagea à la suite des deux hommes.

Verkaad sortit de la citadelle par une petite porte latérale et porta son fardeau vivant vers la Colline Funéraire.

Tout autour du monstrueux tumulus accouraient les goules à la blancheur lépreuse, qui avaient senti la présence du sacrifice que les Orgiens leur faisaient.

Alors, Elric comprit.

Voilà ce dont les Orgiens avaient plus peur que des Dieux : les ancêtres vivants et morts à la fois de ceux qui festoyaient en ce moment dans la Salle du Trône. Peut-être étaient-ce eux, les Condamnés. À quoi étaient-ils condamnés ? À ne jamais connaître le repos ? À ne jamais mourir ? À dégénérer jusqu’à devenir des goules dénuées de pensées ? Elric frissonna.

Le désespoir lui rendit la mémoire.

D’une voix torturée, il cria vers le ciel assombri et la terre vibrante, il cria le nom d’Arioch, le Dieu-Démon de Melniboné.

— Arioch ! Détruis les pierres ! Sauve ton serviteur ! Arioch, mon maître, aide-moi !

Ce n’était pas suffisant. Les goules se rassemblèrent et commencèrent à monter en une danse sinistre et grotesque vers l’albinos impuissant.

— Arioch ! Voilà ceux qui voudraient te faire tomber dans l’oubli ! Aide-moi à les détruire !

La terre trembla et le ciel se couvrit, cachant la lune mais non les goules blanches et exsangues qui étaient presque sur lui.

Alors, une boule de feu se forma dans le ciel, faisant trembler et basculer l’éther. Puis, dans un fracas assourdissant, deux éclairs jaillirent, pulvérisant les menhirs et libérant Elric.

Il se leva au moment où les premières goules l’atteignaient, sachant qu’Arioch voulait être payé.

Sa rage et son désespoir étaient tels qu’il ne recula pas devant elles, mais les fouetta et les écrasa avec ses chaînes. Pleines de peur et de colère, les goules firent retraite et redescendirent du tumulus, en poussant des cris inarticulés.

Elric les vit disparaître dans une entrée béante au pied du tumulus, plus noire que les ténèbres de la nuit. Haletant d’épuisement, il vit que sa bourse était toujours à sa ceinture. Il en tira un morceau de fil d’or et se mit rageusement à ouvrir la serrure de ses menottes.

 

Verkaad ne cessait de rire tout seul, et Zarozinia était à moitié folle de terreur en entendant les mots qu’il marmonnait à son oreille :

— Quand le troisième se lèvera-t-il ? Lorsqu’un autre mourra. Lorsque le sang rouge de l’autre coulera, des morts nous entendrons le pas. Vous et moi, nous allons le réveiller, et il tirera terrible vengeance de mon frère maudit. Ce sera votre sang, chère enfant, qui le réveillera. (Il s’aperçut que les goules avaient disparu, et pensa que le festin les avait apaisées.) Votre amant m’a bien servi, ricana-t-il en entrant dans le tumulus.

L’odeur de mort faillit faire perdre connaissance à la jeune fille tandis que le fou aveugle la portait vers le cœur de la Colline.

Hurd, dessoûlé par l’air frais, fut pris d’horreur en voyant où Verkaad allait. Le tumulus, la Colline des Rois, était l’endroit le plus craint de tout le royaume d’Org. Il s’arrêta devant la ténébreuse entrée puis se retourna pour prendre la fuite. Ce fut alors qu’il vit la forme d’Elric, immense et sanglante, qui descendait du tumulus, lui coupant la retraite.

Poussant un cri désespéré ; il se précipita dans la sinistre entrée.

Elric, surpris par le cri du prince qu’il n’avait pas vu, descendit du tumulus en courant et vit une autre silhouette sortir des ténèbres.

— Elric ! Vous vivez ! Que les Étoiles et tous les Dieux de la Terre en soient remerciés !

— Remercie Arioch, Tristelune. Où est Zarozinia ?

— Là-dedans ! Le ménestrel fou l’y a emportée, et Hurd les a suivis. Ces rois et ces princes sont aussi fous les uns que les autres. Je ne comprends rien à ce qu’ils font.

— Je crains que ce ménestrel aveugle ne veuille pas du bien à Zarozinia. Vite, suivons-les.

— Par les Étoiles, quelle odeur de mort ! Jamais je n’ai humé telle puanteur, même à la grande bataille de la vallée d’Eshmir où les armées d’Elwher affrontèrent celles de Kaleg Vogun, prince usurpateur des Tanghensi, et où un demi-million de cadavres couvraient le sol de la vallée.

— Si tu n’as rien dans le ventre…

— Je le souhaiterais. Ce serait moins terrible. Allons…

Ils se précipitèrent dans le passage, guidés par le rire forcené de Verkaad et le bruit des mouvements de Hurd, fou de peur en se sachant pris entre deux ennemis, mais bien plus épouvanté encore par le troisième.

 

Dans la Tombe Centrale aux inquiétantes phosphorescences, entouré par les corps momifiés de ses ancêtres, Verkaad psalmodiait le rituel de la résurrection devant le grand cercueil du Roi de la Colline, gigantesque coffre haut comme deux hommes. Oublieux de sa propre sécurité, Verkaad ne pensait qu’à se venger de son frère Gutheran. Il brandissait un long poignard au-dessus de Zarozinia qui, terrorisée, se blottissait contre le sol au pied du grand cercueil.

Le point culminant du rituel serait atteint lorsqu’il verserait le sang de Zarozinia, et alors…

Et alors l’enfer se déchaînerait, littéralement. C’était du moins ce que Verkaad espérait. Son chant se tut et il leva le couteau au moment même où Hurd, sanglotant de terreur, entrait dans la tombe, l’épée à la main. Verkaad se retourna, son visage aveugle agité par des spasmes de rage impuissante.

Sauvagement, sans s’arrêter un instant, Hurd plongea son épée dans le corps de Verkaad jusqu’à la garde, le transperçant de part en part. Mais l’autre, gémissant dans les affres de la mort, entoura de ses mains le cou du prince et y entrelaça ses doigts en une prise inébranlable.

Les deux hommes, gardant un semblant de vie, firent le tour de la chambre phosphorescente en une macabre danse de mort. Le cercueil du Roi de la Colline se mit à trembler, agité de mouvements d’abord à peine perceptibles.

Ce fut ainsi qu’Elric et Tristelune les trouvèrent. Voyant que les deux hommes étaient pour ainsi dire morts, Elric courut vers Zarozinia qui avait, heureusement pour elle, perdu connaissance. Il la souleva et s’apprêtait à faire volte-face, lorsqu’il aperçut le cercueil qui tremblait de plus en plus fort.

— Vite, Tristelune ! Ce ménestrel aveugle et fou a invoqué les morts. Dépêchons-nous avant que les armées infernales ne déferlent sur nous.

Ouvrant une bouche épouvantée, Tristelune suivit Elric en courant. Ils retrouvèrent enfin l’air salubre de la nuit.

— Où allons-nous Elric ?

— Il faut courir le risque de revenir à la citadelle. Nos chevaux y sont, ainsi que nos biens. Si mon instinct ne me trompe pas, un terrible carnage approche, et il nous faut nos montures pour fuir au plus vite.

— Nous ne rencontrerons pas trop d’oppositions, Elric. Ils étaient déjà ivres morts lorsque je suis parti. À l’heure qu’il est, ils doivent à peine être capables de bouger.

— Hâtons-nous, alors.

Laissant la Colline derrière eux, ils coururent vers la citadelle.

L'Épée noire
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